"A la recherche de Paris, ou l'éternel retour" de Mikhaïl Guerman, aux Editions Noir & Blanc.

"Comment ne pas perdre la tête..."

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A midi, par un jour de février froid pour Paris - il faisait cinq degrés-, rue Mouffetard ou, plus exactement, sur la place de l’église Saint-Médard où débute la célèbre «Mouffe », le traditionnel marché se mettait déjà à bourdonner quand je vis se rassembler une petite foule particulièrement animée et joyeusement concentrée.

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De la Mouffe ne montaient que les bruits ordinaires d’un
dimanche : le marché possède son orchestration, cris des marchands, joyeux échanges de quolibets codifiés par les siècles qui sont un équivalent théâtral et farcesque des querelles entre commerçantes décrites par Zola dans Le Ventre de Paris.

Mais ici, c'était un accordéon vivant, des voix joyeuses et il devenait évident qu’il n'v avait pas simplement des auditeurs et des spectateurs d’une part, des musiciens de l’autre, mais qu’il se passait une sorte de phénomène général, une rencontre, une fête, que des amis se retrouvaient.

Et en effet. Il s’agissait de quelque chose du genre de ce que l’on appelait autrefois «le bal musette» ou tout simplement « le musette », en d'autres termes, un genre de bal improvisé ; la piste de danse est « le musette » où, comme dans la chanson de Montand, on fait « des tours et des tours à Paris..»

Comme dans le film de René Clair, tous ceux qui le souhai-taient recevaient une photocopie du texte des chansons. L’accordéon se mit à jouer et une dame plus très jeune mais charmante par sa gaieté expansive, sa passion de la musique, sa voix sonore légèrement rauque et ses yeux clairs se mit à chanter haut et fort :

Je ne sais pourquoi j’allai danser
A Saint-Jean, au musette,
Mais il m a suffi d'un seul baiser
Pour que mon coeur soit prisonnier.

Elle chantait Mon amant de Saint-Jean, une vieille chanson de Carrara à la mode dans les années cinquante et qu'interprétait le plus souvent la célèbre Lucienne Delyle. II y était question d’une jeune fille qui avait perdu la tête dans les bras de celui qui lui avait semblé le plus beau à Saint-Jean : « Comment ne pas perdre la tête... »

Mais hélas, à Saint-Jean comme ailleurs
Un serment n’est qu’un leurre;
J’étais folle de croire au bonheur
Et de vouloir garder son coeur.

Toute l’assistance reprenait ces paroles comme un demi siècle plus tôt et chantait tristement les dernières paroles:

Il ne m’aime plus
C’est du passé, n’en parlons plus.

Que viennent donc en ces lieux un dimanche à midi ceux qui affirment qu’il n’y a pas de jolies femmes à Paris. Comme l’écrivait Boulgakov: « Que l’on coupe à ce menteur sa langue scélérate ! ».

Nulle part, je n’ai vu autant de beautés ! Et, en effet, « comment ne pas perdre la tête », non point tant à cause d’elles que de la gaieté stupéfiante, légère et pure, de ce « La vie est belle! » si français, sensation dont, sans doute, seul ce pays a le secret !

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Celui qui «menait le bal » était un monsieur en casquette, loin d’être jeune mais beau et élégant. Il faisait penser aux apaches qui peuplaient les films des années trente, avec son visage sec, régulier et d’une dangereuse beauté qui restait impassible pendant les danses. Infatigable, il ne s’arrêtait pas de danser de façon parfaitement professionnelle, exclusivement occupé de cela, sans manifester aucune émotion vis-à-vis de ses partenaires : seule l’intéressait leur manière de danser. Et les dames à qui il faisait l’honneur de s’intéresser, même de brillantes danseuses, étaient troublées et s’appliquaient tant qu’il leur arrivait de confondre les figures.

Il venait chaque dimanche vêtu d’un costume nouveau mais presque toujours coiffé de casquettes de forme et de couleur différente, ce qui accentuait sa ressemblance avec les personnages de vieux films. Récemment. je lui ai vu un chapeau. Tout lui allait.

On ne pouvait pas croire qu’il lui arrivait d’être fatigué, même si parfois la sueur ruisselait littéralement sur son visage. Il semblait un véritable danseur sur une véritable scène tant il était sérieux et absorbé par sa tâche, tant sa fatigue était celle d’un professionnel.

Depuis peu, cet infatigable et brillant danseur qui répond au nom de Michel et dont le visage semble sorti des classiques du cinéma en noir et blanc arbore une élégante barbe à la Henri III qui ajoute encore à son raffinement. Au fond, toujours au même endroit. on peut voir un monsieur âgé, calme, dont les traits secs semblent avoir été tracés par Clouet. ll a des yeux rayonnants et pleins de bonté. C’est lui, l’âme et le maître de tout ce bal. Il s’agit d’un musicien bien connu à Paris. Il existe même un film sur lui. Toujours rue Mouffetard, on nous offrit son disque.

"A la recherche de Paris, ou l'éternel retour".

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J'ai parfois le sentiment que dans un fragment de vie parisienne coexistent en un seul lieu et en un seuil instant tant de sensations diverse que leur concentration atteint une force explosive inquiétante. C’est ainsi que lorsque, rue Mouffetard, un dimanche matin, un petit orchestre joue et que des Parisiens chantent et dansent, on croit tout à la fois voir un film muet en noir et blanc, un film parlant en couleurs, la réalité et le théâtre, le passé et l’avenir, des gens et des comédiens qui interprètent leur propre rôle et celui de leurs ancêtres, entendre des voix vivantes et de vieux «disques noirs» ; et cette jubilation joyeuse alentour, et la nostalgie de cette joie, et ce courage d’être heureux en dépit de tout, de garder ce peu de miel, ce courage de rester des Parisiens.

« Comment ne pas perdre la tête... »